08/03/2010

Matière grise - L'ère du vide de Gilles Lipovetsky



Gilles LIPOVETSKY est un essayiste et philosophe français, il est né en 1944 et est agrégé de philosophie à l’université de Grenoble. Après l’écriture d’une dizaine d’essais, on associe son nom à une pensée postmoderniste, d’hyper-modernité mais aussi d’hyper-individualisme.

Il est chevalier de la légion d’honneur ainsi que docteur Honoris Causa de diverses universités internationales. Il est aussi membre du Conseil d’analyse de la société qui a pour mission de conseiller le Gouvernement concernant les politiques ayant des enjeux liés à des faits de société (conseil placé auprès du Premier Ministre).

L’ère du vide est son premier ouvrage et surtout le plus renommé, il a été écrit en 1983 et publié en 1987 aux éditions Gallimard. Dans ce dernier, il avance la pensée qu’il se fait du monde actuel ainsi que les raisons et les conséquences du visage d’une telle société qui organise aujourd’hui la majorité des hommes, c’est la « société individualiste ».

Avant tout propos, il faut nécessairement replacer cet ouvrage dans son contexte, c'est-à-dire les années 1980. L’individualisme se montre alors au centre même de sa pensée et ce phénomène ne perdure que par l’acceptation de divers comportements et faits de société qui l’entretienne et l’inscrit durablement comme « figure de proue » de la société de consommation et du capitalisme.

I) Un consommateur mal dans sa peau : un individu noyé dans la masse :

La société fait l’homme mais les hommes ne font-ils pas la société ? L’ouvrage de Lipovetsky se situe toujours dans cette mince partie de la relation entre l’homme et la société ou devrait-on dire « sa société ».

Lipovetsky a une pensée assez simple sur la société qu’il appelle « post-moderne ».

Il explique que la société « post-moderne » provient d’une révolution en deux temps. La première a eu pour but de réclamer des valeurs d’égalité, de liberté et de tolérance, c'est-à-dire la première phase de la construction de « l’individu » et de « l’homme » comme on le conçoit actuellement (conception française de droits de l’homme en 1789, révolution anglaise pour le droit à la propriété, etc.). Puis une seconde, dans les années 1960, qui a individualisé au maximum l’individu, la société a alors vu progressivement ce glissement par l’affirmation de la consommation de masse, ce qui a mené à la « société post-moderne ».

Cette révolution a créé un individu à son image dont Lipovetsky nous expose les désirs, les inquiétudes et les buts. L’homme est devenu un consommateur, ce qui n’a d’ailleurs rien de nouveau dans la pensée philosophique et sociologique générale. Cependant ce qui dicte son comportement est ce qu’appelle Lipovetsky : « la séduction », elle est selon lui constante dans tous les domaines (sexe, politique, médias) ayant pour but un « hédonisme de masse » (la recherche du plaisir et l'évitement du déplaisir constituent des impératifs catégoriques). Il faut un être comblé dans ses désirs et pour ceci il n’y a rien de plus efficace que de le « personnaliser ». Ainsi Lipovetsky parle de « procès de personnalisation » qui consiste à bannir le vocabulaire ayant une « connotation d’infériorité, de difformité, de passivité et d’agressivité », au profit d’un vocabulaire neutre et objectif, toujours de manière à toucher le plus grand nombre d’individu. Mais le « procès de personnalisation » est à l’origine d’un nouveau mal de l’individu : « l’indifférence ».

L’indifférence ne se caractérise plus par la privation mais par l’excès de sollicitation (ex : l’atomisation des institutions), l’homme apparaît indifférent à son environnement, il est le produit de la société démocratique offrant la liberté par la consommation.

Il subsiste selon lui, un véritable « procès de l’indifférence pure », c’est à dire que tous les goûts, tous les comportements peuvent ainsi vivre ensemble sans s’exclure, c’est ainsi l’apothéose du temporaire et de la réunion de l’individualisme.

Ainsi plus on informe, plus on donne de responsabilités, plus il y a du désengagement ce qui finalement n’est pas de l’aliénation ni même de la passivité, mais de la simple indifférence d’un individu que l’on tend à personnaliser dans la masse donc une véritable antinomie (deux principes opposés qui finalement se complètent et s’acceptent de par la conception actuelle de la société).

« L’homme n’est ni le décadent de Nietzsche ni le travailleur opprimé de Marx, il ressemble davantage au téléspectateur essayant ‘pour voir’ les uns après les autres les programmes du soir, au consommateur remplissant son caddy ».

Or, il suffit d’un rien pour que l’indifférence se généralise et gagne l’existence même, l’homme est finalement vulnérable, notamment en se caractérisant par une désertion de la res publica.

Le relationnel s’efface dans un désert d’autonomie et de neutralité. Le système entraine une isolation voulue mais qui une fois subite est intolérable (ex : le suicide). L’indifférence et la personnalisation de l’individu ont entrainé cet autre mal de l’homme qu’est le « narcissisme ».

Pour Lipovetsky, le narcissisme est le « surgissement d’un profil inédit de l’individu dans ses rapports avec lui-même et son corps, avec autrui, le monde et le temps, au moment où le capitalisme autoritaire cède le pas à un capitalisme hédoniste et permissif ». C. Lasch, un sociologue américain, est cité par Lipovetsky, celui-ci a écrit un ouvrage, « la culture du narcissisme » en 1979. Il avance notamment qu’il existe une peur moderne de vieillir et de mourir qui se caractérise finalement comme une composante du narcissisme entrainant un désintérêt envers les générations futures et au contraire pour un intérêt excessif du soin de sa personne. Cependant on pourrait recevoir ce narcissisme comme un simple regain de l’amour propre, mais selon Lipovetsky le narcissisme est en fait un mal être de l’individu, l’homme est un « homo psychologicus ».

Toutefois le narcissisme n’est pas qu’un renfermement sur soi, il est très influent sur l’autre, c'est-à-dire qu’il existe un besoin d’approbation de l’Autre, le comportement est orientée par l’Autre. Finalement, le Moi se retrouve tout de même dépendant envers autrui, tout en restant seul (antinomie). Le problème est qu’une personne qui souhaite se libérer des codes et coutumes « en quête d’une vérité personnelle » se retrouve nécessairement asociale et marginalisée de la société.

Pour Lipovetsky, la réussite ne se fait plus par la richesse uniquement, elle a dorénavant une signification bien plus psychologique, un individu désire plus être envié que respecté. Ainsi les relations inter-individus sont des rapports de domination : « des rapports conflictuels fondés sur la séduction et l’intimidation ».

Ce sont ces désordres « de type narcissique qui constituent la majeure partie des troubles psychiques traités par les thérapeutes », les névroses classiques ont donc disparu pour laisser place à un mal universel : « le Moi ».

Ce phénomène s’explique par « la fuite devant le sentiment » selon Lasch, les gens ont honte et se replient sur eux-mêmes. « Désolation de Narcisse, trop bien programmé dans son absorption en lui-même pour pouvoir être affecté par l’Autre, pour sortir de lui-même, et cependant insuffisamment programmé puisque encore désireux d’un relationnel affectif » (Lipovetsky).

II) Une société antinomique : ivre de changement et pourtant stagnante :

Le terme de « l’ivresse » n’est ici pas anodin. Il qualifie cette maladie qu’est la volonté de changement de notre société mais aussi cet illogisme qui la fait perdurer sur les bases de principes avancés par Lipovetsky n’étant en aucun point commun. Ces principes sont le déclin artistique général, une société avide d’humour et de rire facile, et un regain de la violence, mais qui pourtant fait que tout cela fonctionne et pourtant stagnante.

La société « post-moderne » se caractérise par un déclin sérieux de la création artistique.

Le modernisme est simplement une nouvelle logique artistique ayant pour base la rupture et la discontinuité et ayant pour but une négation de la tradition par le culte du changement et de la nouveauté. L’idée est de rompre avec le passé et donc de proposer de pures œuvres neuves. Selon O. Paz : « la modernité est une sorte d’autodestruction créatrice… L’art moderne n’est pas seulement le fils de l’âge critique, mais le critique lui-même ». Ainsi l’orientation de l’art s’est tourné vers l’individu, vers l’être en tant que fin c'est-à-dire un droit à la libre disposition de soi (ex : Courbet). Mais le modernisme a du nécessairement s’allier au scandale pour manifester la rupture. Comme le remarque judicieusement l’auteur : « L’art moderne s’enracine dans le travail convergent de ces valeurs individualistes que sont la liberté, l’égalité et la révolution ». Le résultat n’est pas que matériel, il est aussi sensoriel c'est-à-dire que l’appréciation de l’œuvre a changé. Avant, elle apparaissait comme réfléchie et éclairée alors que le modernisme, lui, appelle « la sensation, la simultanéité, l’immédiateté et l’impact ».

Mais le sentiment d’époque révolutionnaire s’est perdu, le « nouveau » est rare et tellement faible qu’il ne présente pas de véritable rupture. C’est l’ère de l’art postmoderne qui n’est plus vecteur de révolution et qui s’épuise dans les stéréotypes. Lipovetsky parle de héros « fatigués », malgré que certains groupes dît de « la Figuration libre » se déclarent contre l’avant-garde et ne cherchent à créer que pour eux-mêmes tout en excluant cette volonté des autres artistes à forcément être « moderne ». Et quelque part, ceci à provoquer chez le spectateur un dédain pour l’art nouveau étant plus sujet à sourire qu’à s’extasier.

Lipovetsky considère que de toutes les sociétés, seule la société postmoderne peut se revendiquer de société humoristique, elle est la seule par un procès à avoir dissout les oppositions du « sérieux et du non-sérieux ». Le comique s’est installé dans le quotidien des personnes, c’est un impératif social.

L’humour se manifeste d’un point de vue narcissique c'est-à-dire autour de l’individu même, ainsi il est souvent lié à l’esthétique, au quotidien puisque que les normes sont constamment transgressées, ce qui n’apporte donc plus de rire. De fait, l’humour s’adapte à l’image de l’homme actuel. L’auteur tient à remarquer que : « le reflux du rire n’est qu’une des manifestations de la désocialisation des formes de la communication, de l’isolation douce postmoderne ».

L’humour est aussi politique, de la sorte, il sert aussi à faire prendre conscience de cette « mascarade » que les gens pensent vivre et pourtant dont ils s’accommodent. Par exemple en novembre 1980, l’humour en politique a atteint son summum quand Coluche s’est présenté à l’élection présidentielle, tout ceci n’étant au début qu’une critique des hommes politiques par le « candidat bouffon » s’est vite transformé en une campagne très sérieuse. Ce qui prouve le très large champ d’action de l’humour sur les hommes.

La violence s’inscrit aussi dans une logique antinomique tout comme les deux principes précédemment avancés. Elle rend la société « ivre » et amène pareillement des reflexes identitaires qui la font stagner, et enferme encore l’individu dans sa sphère privée.

Dans les sociétés primitives, la violence ne s’exprimait que pour des raisons « d’honneur et de vengeance » selon Lipovetsky qui s’appui sur la thèse de L. Dumont. Ensuite, dans les époques de l’avènement de l’Etat, la violence s’affirme dans un but « de conquête, d’expansion ou de capture ». Mais depuis le XVIII ème siècle, les crimes ont largement diminué ceci est dû comme N. Elias l’affirme à l’incompatibilité avec la différenciation et la monopolisation de la contrainte physique légitime de l’Etat moderne. La violence est donc « ni nécessaire, ni utile, ni même possible ».

Aujourd’hui, on remarque néanmoins une redondance des termes « d’insécurité et de violence », et pourtant la violence, par preuve de taux de criminalité est basse par rapport aux périodes passées, car la consommation accentue une pacification des comportements puisque l’individu ne vit que pour lui et donc la mort finit par s’inscrire comme « interdit majeur de nos sociétés ».

Lipovetsky aborde cependant le constat de la montée des viols, des crimes majoritairement perpétués par des minorités exclues, ainsi que les tentatives de suicides, qui finalement s’inscrivent plus comme une décadence naturelle de l’homo psychologicus, qui se sent « mal dans sa peau ».

« L’individualisme contribue désormais à abolir l’idéologie de la lutte des classes » (Lipovetsky). Ainsi, l’auteur s’est attardé sur le phénomène de « Mai 68 » cette mini révolution n’avait pas pour but de prendre le pouvoir mais « de changer la vie, de libérer l’individu des milles aliénations qui quotidiennement pèsent sur lui ». Mai 68 est donc, en ce sens, « moderne par son imaginaire de la Révolution » mais aussi « postmoderne par son imaginaire du désir et de la communication » ainsi que dans « son caractère imprévisible, sauvage ». C’est le meilleur exemple de la tentative de détourner et cassé le règne de l’individualisme contemporain et de la société individualiste postmoderne pour s’affirmer comme « modèle probable des violences sociales à venir ».

Malgré un ouvrage quelque peu pessimiste sur l’homme et la société, et des principes à remettre dans leurs contextes temporels, l’ère du vide est un essai de constats et non de solutions, encore au goût du jour. La pensée de Lipovetsky ne paraît en ce sens pas trop dépassée et est en phase avec les événements actuels, en effet les grèves pour « cause sociale » se multiplient sérieusement (licenciements économiques, crise écologique).

L’homme reste néanmoins enfermé dans son quotidien de banalité (« métro-boulot-dodo ») et de stéréotype (télévision, publicité, vêtements, soins médicaux, discount, musique, etc.) de la sorte que l’individualisme post-moderne possède encore de beau jour devant lui.